Lettre ouverte à deux voix
Le 31 mars 2017, nous étions penché·e·s sur les sujets du CNRD, essayant de traiter le sujet de la déshumanisation dans l’univers concentrationnaire nazi. Il y a presque un an maintenant, Éléa, 20 autres lauréat·e·s et moi-même partions pour l’Autriche, pour un voyage de mémoire. Aujourd’hui, nous souhaitons retranscrire ce que nous y avons vécu et par-dessus tout ressenti à travers une écriture à deux voix, qui se sont croisées et plus jamais quittées depuis ce voyage hors du commun, nous faisant découvrir à la fois notre histoire et changeant notre vision du monde. Cela peut paraître étrange, mais ce n’est pas une hyperbole que de dire que ce fut un voyage qui nous a fait·e·s grandir.
Éléa et moi avons une écriture bien différente. Pour l’instant, je vais écrire sous la forme d’une lettre ouverte, moi qui n’ai raconté ce voyage à personne dans sa totalité, en m’adressant à un « tu » non défini, le « tu » qui souhaite entendre cette histoire, le « tu » qui l’a vécue, dans un tourbillon d’images, de sons et d’odeurs entremêlé·e·s.
À toi, ce « tu » indéfini,
Cela fait un certain temps que je suis « censée » commencer à écrire, mais je n’y arrivais pas jusqu’à ce jour, de peur de ne pas trouver les bons mots, les mots justes pour définir les émotions qui nous ont parcouru·e·s pendant les dix jours de nos vies que nous avons passés, du 16 au 25 août 2017, en compagnie de Charline, Charlotte, Baptiste au pluriel, Manon au pluriel, Lucile, Nolwenn, Ana, Élise, Émeline, Guéhane, Guillaume, Lucie au pluriel, Gene, Oriane, Florian, Jérôme, Corentin, Liora, Laurine, Sonia, Estelle et Yazid.
Le 16 août 2017, nous sommes donc parties en compagnie de cette petite troupe à destination de Vienne, puis du kommando de Melk. Jusqu’à ce jour là, même si cela faisait plusieurs mois que l’on nous répétait inlassablement que nous allions prendre une claque lors de ce voyage, nous ne comprenions pas. Moi, le « je » défini de cette écriture à quatre mains, ai vécu cette première visite de manière froide et déconnectée, sans réellement comprendre, en voyant des gens pleurer autour de moi, des futur·e·s camarades, des personnes avec qui j’allais bientôt nouer des liens. L’impression d’être en sortie scolaire persistait. J’avais du mal à comprendre que ce que je devais prendre en compte à ce moment là n’étaient pas tant les faits historiques que l’on nous énonçait, mais bien les émotions que les lieux me procuraient. Car oui, les lieux peuvent bien nous faire ressentir des choses, nous en avons fait l’expérience. C’est le lendemain matin que, émotionnellement parlant, « mon » voyage a réellement commencé. Nous avons visité Gusen, un kommando du camp de Mauthausen, dont le mémorial et le petit musée situés à son ancien emplacement ont été instaurés et sont toujours gérés par Martha, une femme des plus fortes que j’ai rencontrée. Elle a pour ainsi dire perdu des proches qui l’accusaient de remuer le couteau dans la plaie, dans ce pays où le négationnisme est extrêmement courant, répandu. La visite a duré environ trois heures, durant lesquelles j’ai retenu les larmes, mes larmes. Je ne souhaitais en aucun cas montrer ma « fragilité », même si d’autres le faisaient (encore que pleurer n’est pas nécessairement preuve de fragilité, surtout pas dans ce contexte là, au contraire… Mais c’était alors ma pensée). Dans le musée, j’ai eu la tête qui commençait à tourner, chamboulée par tant de sentiments tels que la colère, l’indignation d’abord, quand Martha nous relatait toutes les atrocités commises ici, là où nous nous tenions désormais, puis une envie de pleurer, de pleurer les centaines de milliers de vies perdues encore une fois là où nous nous tenions, des êtres qui n’étaient coupables de rien sinon de vivre, d’être une entrave au régime nazi, de ne pas correspondre à l’idéologie de ce nouveau « parti », élu démocratiquement. Pendant notre visite, Corentin a fait un malaise. Sans que je sache réellement pourquoi, cela m’a marquée. N’importe qui du groupe aurait pu être à sa place à ce moment là. En fait, tout le groupe était à sa place.
Le sternum est considéré comme le centre des émotions . C’est pour cela que lorsque vous êtes stressé·e, que vous ressentez un élan d’amour ou d’angoisse ou une immense tristesse, vous ressentez un chatouillement dans le haut du ventre, comme si vos émotions se mélangeaient, s’entrechoquaient, jusqu’à ce que nous arrivions à remettre de l’ordre dans ce chaos hormonal.
Quand à moi, « je » indéfini de cette expérience, je pense comme toi que l’existence d’un tel chaos est indéniable, or mes toutes premières images de réactions physiques jaillissent tout droit d’Ebensee. Chacun·e sera d’accord pour dire que l’atmosphère y était pesante, et l’émotion intense. Moi-même, j’ai regardé les yeux inondés de larmes de ces presque inconnus, de ces lauréat·e·s aux noms qu’on peinait à retenir. Je pense que c’est au moment où je me suis reconnue en eux·elles, au moment où j’ai réalisé que nous étions tous désarmé·e·s et profondément choqué·e·s, que ces inconnu·e·s loufoques sont devenus de véritables ami·e·s.
L’action de pleurer est bien souvent mécanique. Le système nerveux végétatif envoie aux glandes lacrymales l’ordre de produire des larmes et ces dernières débordent de l’œil. Or, à Ebensee, nos larmes étaient de sang et de chair, nos larmes étaient de mots et d’images. Nos larmes coulaient sur nos joues et sur le monde pour faire refleurir le printemps.
Le monde a eu son printemps. C’est désormais à nous de le cultiver. C’est notamment à travers ce voyage de mémoire que nous y avons contribué et que nous continuerons à le faire.
Ebensee fut, comme on a pu le ressentir pendant notre « visite », le moment le plus dense et fort en émotions du voyage. Que ce soit pendant ou après, tout de suite après ou longtemps après, c’est le premier souvenir qui mobilise quelque chose de plus complexe et de plus profond qu’une simple zone de notre cerveau lié à la mémoire. Se rappeler de ce que nous avons vécu à Ebensee nous fait entendre l’écho de nos émotions passées et présentes, même/surtout un an plus tard. Ebensee, ce fut une ronde des émotions, un tourbillon de chagrin, une rivière de nos larmes, nous liant à jamais d’un lien plus puissant et fort qu’auparavant.
Ce jour là fut réellement le premier jour du voyage que nous vécûmes ensemble. De retour à l’hôtel, lors de la traditionnelle réunion du soir, les cœurs s’étaient rapprochés, l’atmosphère était enfin réchauffée.
Le souvenir le plus intense que je garde d’Ebensee se situe dans le cimetière du camp, à deux pas de charmantes habitations, un homme tondant sa pelouse en nous regardant de travers au-dessus d’un portail donnant directement sur le cimetière, unique frontière entre mémoire et négationnisme. À cet instant, le discours de Guillaume a pris fin, et alors je suis partie en direction de quelques marches qui descendaient vers le petit espace aménagé pour les panneaux en plexiglas sur lesquels étaient inscrits les noms des milliers de déportés du kommando d’Ebensee.
Il y avait trois marches . À chaque marche que je descendais, mes yeux s’emplissaient un peu plus de larmes contenues. Arrivée en bas, la vue brouillée, je me sentais débordée par toutes ces émotions intériorisées depuis le début du voyage. Aujourd’hui encore, j’en garde le souvenir clair, et mon corps revit avec moi cet instant que je n’oublierai pas, jamais. L’écrire, c’est le fixer à jamais, c’est aussi plus facile que de le dire à voix haute, à un toi : un « tu » indéfini qui s’intéresse à notre histoire sans l’avoir vécue à nos côtés.
Toi, qui n’a pas eu la chance de participer à un tel voyage, tu n’as peut-être pas, comme nous, avant de décoller pour l’Autriche, eu l’occasion de prendre conscience d’à quel point notre monde est fragile, d’à quel point ce qui permet à certains de parler librement, de sortir de chez eux librement, d’écrire librement, de vivre librement, est fragile. La seconde guerre mondiale et ses atrocités, avec en tête la déportation et l’exécution de millions de personnes innocentes a façonné le monde dans lequel tu vis, dans lequel je vis aujourd’hui. Elle a forcé la création d’organismes tels que l’ONU, le HCR, qui œuvrent encore aujourd’hui pour une paix durable, quand bien même le HCR ne devait durer que trois ans. Il est facile d’oublier ce qui dérange, comme le font si bien les habitants du petit village d’Ebensee. Il est facile de se laisser convaincre par le discours populiste qui se répand (de plus en plus rapidement dans le monde), d’oublier les valeurs qui pourtant nous sont chères en les considérant comme acquises. À toi, à nous, de lutter pour garder la mémoire vive.
Nous, nous étions vingt-huit. Au fond de nos yeux, au creux de nos cœurs, nous étions des milliers. Chaque larme peignait sur nos visages la mémoire de ces corps entassés, de ces noms oubliés, de ces âmes envolées. Puissante et forte, l’entité que nous constituions jetât pendant dix jours un long regard sur le passé pour pouvoir ensuite courir vers l’avenir. Bien que remplies d’espoirs, nos consciences sentaient que les abysses de l’hiver n’étaient pas enterrées, que le combat de chaque jour pour le mot « liberté » serait vain si l’on en oubliait l’essence même de la fraternité.
25 août 2017.
Il est 11h30, et nous rentrons une dernière fois dans le bus. Retrouvons une dernière fois nos places. Le trajet a déjà le parfum de la fin. Il faut maintenant se préparer à affronter celles et ceux que l’on a laissé·e·s dix jours plus tôt, il est temps de se préparer à leur dévoiler une version « grandie » de nous-mêmes. Il va falloir répondre aux questions, exprimer l’inexprimable. Il est 17h environ, nous arrivons au Conseil Départemental. Pour moi, impossible de pleurer malgré l’immense tristesse de quitter ces êtres que j’appellerai désormais mes ami·e·s. Après de douloureux au revoir, il est temps de repartir. Le trajet en voiture jusqu’à la maison se fait dans un quasi-silence, je ne veux pas parler, pas tout de suite, pas comme ça. Ça, ça sera plus tard, différemment, avec un soutien infaillible, toujours à l’écoute, j’ai nommé Éléa. Ce soir, je me couche avec un vide dans le coeur mais avec la certitude que j’arriverai à le combler. Pour l’instant, le sommeil a pris le pas sur le reste. Ce soir, mes émotions ne se bousculent pas dans mon sternum.
Il est environ 21h00. Je suis dans ma salle de bain, seule, atone. Je me dévisage dans le miroir devant lequel je me maquille habituellement et à cet instant précis, la fonction de ce miroir est comme travestie. Je contemple mon âme, mon cœur, mon estomac noué par le manque, je contemple les souvenirs et l’avenir plein d’espoir que je me suis imaginé. Dans mes yeux brillants, s’entrecoupent des images de rails qui mènent à Ebensee, à Gusen ,à Mauthausen ou ailleurs, et des images de visages chaleureux, levés vers moi dans une minuscule chambre d’hôtel un soir d’été brûlant. C’était il y a une semaine, quelques jours ou encore hier, mais je me sens déjà trop loin de ces moments. Le temps de cligner des yeux et je me vois, terrorisée à l’idée de continuer seule. Le temps de les rouvrir et je comprends que jamais je n’aurai à parler seule, ou à affronter le monde seule, si je n’en ai pas envie . J’écris en ce jour avec Clarisse car elle est un des plus beaux soutiens que j’aie pu trouver, elle est le courage qui me manquait ; je pense qu’à nous deux, on a juste la rage d’écrire.
En espérant que nos écrits resteront dans vos mémoires,
Éléa et Clarisse.